jeudi 2 juillet 2009

Freud au pays des neurosciences…

A quel titre puis-je m’exprimer sur ce sujet ? La question se pose et j’ai été conduit à me la poser aussitôt après que, ayant pris connaissance de la tenue de ces journées sur un thème auquel je m’intéressais, j’ai un peu rapidement et sûrement un peu imprudemment proposé d’y faire une communication… Je précise en effet que je ne suis nullement analyste, même si comme bon nombre de psychiatres, j’ai eu à me frotter d’un peu près à la psychanalyse ; d’autre part, mes connaissances sur les neurosciences restent limitées et tiennent pour l’essentiel à la lecture de quelques articles ou de quelques livres de vulgarisation en la matière.
Praticien hospitalier, je me sens plus comme un homme de terrain, confronté jour après jour à une clinique ordinaire de pédopsychiatre, que comme un théoricien. Alors, quelle nécessité pour moi de m’aventurer sur un domaine à la fois complexe, délicat, soumis à de nombreuses controverses ? A défaut de pouvoir revendiquer des compétences particulières sur le sujet abordé, je puis tenter au moins de rendre compte de ce qui a pu me pousser à m’y risquer.
Des tensions toujours plus fortes sont perceptibles dans notre discipline, entre des modèles théoriques opposés, débouchant sur des pratiques divergentes. Dans ce contexte, ma trajectoire professionnelle m’a conduit à exercer dans différents secteurs de pédopsychiatrie, lesquels ne partageaient pas les mêmes références théoriques, loin s’en faut… Dans ces querelles, l’autisme a constitué et constitue encore un champ de bataille emblématique… de nature optimiste, j’avais mis initialement cette phrase au passé, mais de violentes et récentes polémiques sur le sujet dont vous avez certainement eu quelque écho m’ont conduit à apporter une correction en redoublant le verbe au présent de l’indicatif…
J’ai donc souhaité amorcer une réflexion sur ces différentes approches, à la fois pour me situer personnellement, sans rien renier de mes expériences professionnelles, anciennes et actuelles, mais aussi en pensant aux équipes avec lesquelles je travaille au quotidien et qui semblent bien souvent en proie à un certain désarroi face à une sensible désaffection du public pour des approches psychodynamiques classiques et à l’inverse un engouement pour des techniques nouvelles issues d’approches cognitives ou neuropsychologiques, face aussi à des critiques quelques fois caricaturales…
C’est dans cet esprit que, fin 2008, j’ai alimenté pendant plusieurs semaines un blog destiné a priori à un public restreint, à savoir mes proches collaborateurs, avec des billets sur le thème «Psychanalyse et neurosciences». J’y soutenais qu’il n’y avait pas lieu de s’en tenir à une opposition irréductible entre psychanalyse et neurosciences, qu’il n’y avait pas une relation de pure concurrence entre ces deux domaines et qu’il semblait au contraire préférable de sortir d’une vision manichéenne, de dépasser les clivages profondément ancrés dans les esprits entre ce qui relève du psychisme et ce qui relève du somatique, en tentant d’examiner le plus sereinement possible tous les questionnements qui peuvent surgir de la confrontation des deux types d’approche.
Mon propos de ce jour est de vous faire partager quelques-unes de ces réflexions qui étaient destinées initialement à un cercle beaucoup plus limité.
S’interroger sur les rapports entre psychanalyse et neurosciences renvoie quasi obligatoirement à la question des origines :
- l’origine de la vie psychique d’une part : comment le nourrisson accède-t-il à la conscience de lui-même et du monde qui l’entoure, comment entre-t-il dans le langage et se constitue-t-il comme sujet ?
- l’origine de la psychanalyse d’autre part : de quelle manière FREUD neurologue en est-il arrivé à la découverte de l’inconscient et à l’élaboration de sa théorie psychanalytique ?
Il me paraît difficile de nier que la théorie psychanalytique, même si elle s’est détachée de la neurologie en constituant un champ qui lui est propre, garde en elle la trace de ses origines et tout aussi difficile de soutenir qu’elle ne puisse être nullement concernée par les avancées actuelles d’un domaine auquel elle a été consubstantiellement liée.
Pour tenter de poser quelques repères dans ce passage qui conduit du domaine de la neurologie à celui de la psychologie, le parcours que je vous propose se décompose en trois étapes :
- Un texte pré analytique de 1891, Contribution à la conception des aphasies,
- Un texte de 1895, incontournable compte tenu du thème abordé, L’esquisse d’une psychologie scientifique, dont l’élaboration est contemporaine des premiers travaux de Freud sur les névroses, un texte non publié de son vivant et paru en 1950 dans La naissance de la psychanalyse,
- Le chapitre VII de L’interprétation des rêves, publié en 1900…
Ce parcours nous fait passer d’un «appareil du langage» à un «appareil psychique» et enfin à la première topique freudienne.
Il est intéressant de considérer comment des concepts initialement attachés à la neurologie, non seulement vont être incorporés à la théorie psychanalytique dans cette phase initiale au cours de laquelle cette théorie se constitue, mais encore vont infiltrer la métapsychologie de Freud bien au-delà et jusque dans ses derniers écrits.
Freud et les troubles sévères du langage

La Contribution à la conception des aphasies ne constitue pas une des œuvres majeures de Freud, mais elle introduit assez bien la problématique que je désire vous soumettre. Comme il est écrit en quatrième de couverture : «Des notions aussi centrales que appareil psychique et représentation de mots trouvent dès lors un éclairage nouveau à la lecture de cette étude qui, loin de confirmer la séparation, réclamée par Freud lui-même, entre des discours neuro-anatomique ou neurophysiologique et une théorie psychanalytique, relance la question de leurs rapports intriqués».
Je dois avouer que le choix de ce texte portant sur les aphasies m'a paru d'autant plus intéressant que, sur le terrain concret de notre pratique, des oppositions très sensibles se manifestent à ce jour autour des troubles des apprentissages, des «Troubles sévères du langage», pour reprendre une terminologie très actuelle, des syndromes en "Dys", au premier rang desquels nous retrouvons les dysphasies, mais aussi les dyslexies, les dyspraxies… Autant de polémiques qui apparaissent comme des répliques atténuées de celles portant sur l’autisme auxquelles je faisais allusion.
Assurément, nous avons affaire dans ce travail à un Freud neurologue, d’avant l’avènement de la psychanalyse. La clinique qu’il développe se fonde sur des lésions cérébrales avérées, dont la nature exacte n’est le plus souvent révélée qu’à l’autopsie. De nos jours, grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale, il est heureusement permis de connaître la localisation précise et l’étendue des lésions, sans attendre le décès du patient. Freud se livre à une étude critique des travaux des neurologues parmi les plus réputés de son époque parmi lesquels on retiendra facilement Broca et Wernicke qui ont donné leur nom à des aires cérébrales dévolues au langage ainsi qu’à deux types très différenciés d’aphasie, une aphasie motrice affectant l’expression et une aphasie sensitive affectant la compréhension.
Il n’est pas utile de s’attarder sur l’objet de la discussion de Freud qui est quelque peu daté ; à une vision statique et morphologique qui rattache une fonction à une zone précise du cerveau, il oppose une vision dynamique qui souligne l’importance des connexions entre les différentes aires cérébrales. Il défend finalement une conception très actuelle de la neurophysiologie.


Si on entre dans le détail du texte, on peut même trouver des idées d’une grande modernité. Je tenterai d’en donner un exemple dans ce court extrait, dont le contenu s’éclaire en se rapportant aux deux schémas présentés :
«Sans doute ne devons-nous pas concevoir la compréhension des mots en cas d’incitation périphérique comme simple transmission des éléments acoustiques aux éléments d’associations d’objet. Il semble plutôt qu’au cours de l’écoute compréhensive, l’activité associative verbale soit incitée en même temps, de sorte que nous répétons, en quelques sorte, intérieurement ce que nous avons entendu et que nous étayons alors simultanément notre compréhension sur nos impressions d’innervation du langage. Un degré plus élevé d’attention lors de l’écoute s’accompagnera d’un transfert plus important de ce qui a été entendu sur le faisceau moteur du langage. On peut imaginer que l’écholalie se produit lorsque la conduction de l’association vers les associations d’objets rencontre un obstacle. Alors toute l’incitation s’extériorise dans une répétition plus forte, à haute voix».
Si je comprends bien ce que dit Freud dans ce court passage, lorsque nous écoutons des mots, nous ne nous contentons pas d’associer la perception auditive à des représentations mentales des objets correspondant à ces mots, mais nous activons les zones motrices qui permettraient de prononcer ces mots, laquelle activation participe à la compréhension de ce qui est entendu. Freud ajoute que, si un obstacle est rencontré dans ce processus de compréhension, le renfoncement de l’activation des zones motrices peut aller jusqu’à une répétition à haute voix des mots entendus, ce qui caractérise le phénomène d’écholalie.
Pour ma part, je trouve difficile de ne pas faire le rapprochement entre ce qui est avancé dans ces quelques lignes et les découvertes récentes sur les «neurones miroirs». Par ailleurs, l’hypothèse faite sur le mécanisme de l’écholalie reste encore très séduisante.Le caractère visionnaire de Freud pourrait être attesté par d’autres exemples, mais là ne réside pas le seul intérêt de sa Contribution à la conception des aphasies. Bien que relevant pleinement du champ de la neurologie et malgré la volonté de Freud de ne pas inclure ce texte dans le corpus de la psychanalyse, il est assez tentant de le considérer à la lumière des développements ultérieurs de la théorie freudienne, d’y reconnaître en germe ce qui constituera des concepts importants de la théorie analytique et de dégager une sorte de fil conducteur entre une approche neuropsychologique initiale et l’approche psychanalytique ultérieure...
Quel que soit l’intérêt porté aux thèses lacaniennes, avec en particulier la célèbre formule d’un inconscient «structuré comme un langage», il apparaît clairement, à la lecture de l’œuvre freudienne, qu’elle renvoie de façon récurrente à la question du langage. On peut citer à titre d’exemple La psychopathologie de la vie quotidienne avec son étude sur l’oubli de nom, les lapsus… et Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, les traits d’humour reposant fréquemment sur des jeux de mots, sur l’équivoque née du double sens qu'ils recèlent…
Le traité sur les aphasies pour une grande part se réfère à la neuroanatomie et la neurophysiologie, mais la référence à la linguistique y est également sensible. Il est à retenir le rapport qui y est posé entre représentation de mots (l’image acoustique) et représentation de choses (le concept), des notions qui seront plusieurs fois reprises par FREUD et qui peuvent également être associées aux conceptions lacaniennes du signifiant et du signifié.Par ailleurs, la filiation entre «appareil du langage», «appareil psychique» et le point de vue topique de la métapsychologie freudienne semble assez évidente.
Une psychologie scientifiqueDeux citations en ouverture de ce second volet de mon exposé : «Les processus physiologiques ne cessent pas lorsque les processus psychiques commencent. Au contraire, la chaîne physiologique continue, mais à partir d’un certain moment, il se produit un phénomène psychique correspondant à chacun des chaînons (ou à plusieurs). Ainsi le processus psychique est parallèle au processus physiologique» écrit déjà FREUD, dans le traité sur les aphasies ; «… je suis loin de penser que le psychologique flotte dans les airs et n’a aucun fondements organiques. Néanmoins, tout en étant convaincu de l’existence de ces fondements, mais n’en sachant davantage, ni en théorie, ni en thérapeutique, je me vois contraint de me comporter comme si je n’avais affaire qu’à des facteurs psychologiques. Pourquoi tout cela ne s’accorde-t-il pas pour moi ? Je l’ignore encore», écrit-il dans sa lettre à FLIESS du 22/09/1898.
L’entreprise de FREUD durant toute cette période d’asseoir sa théorie des névroses sur un soubassement neurophysiologique a pu sembler vaine et être par la suite complètement abandonnée au profit d’autres voies, dans un registre exclusivement psychologique, d’où le délaissement de L’esquisse d’une psychologie scientifique. Cependant, et à l’instar de ce que nous avons pu voir à propos du traité sur les aphasies, d’une part, des hypothèses qui y sont avancées sur le fonctionnement du système nerveux se sont révélées tout à fait pertinentes et sont largement corroborées par les données scientifiques actuelles, d’autre part, le modèle de l’appareil psychique qui se dégage de ces hypothèses peut être considéré comme une des premières pierres sur laquelle va pouvoir s’édifier l’ensemble de la théorie psychanalytique.

Que je vous rassure, je ne suis pas en train de m’embrouiller dans mes références en attribuant L’homme neuronal à FREUD… Au risque de me montrer provocateur, j’avancerais ici que Jean-Pierre CHANGEUX, le véritable auteur de L’homme neuronal, avait un illustre prédécesseur en la personne du père de la psychanalyse. Dès la première phrase, l’objectif recherché ne fait pas l’ombre d’un doute : «Dans cette Esquisse, nous avons cherché à faire entrer la psychologie dans les Sciences naturelles, c’est à dire représenter les processus psychiques comme des états quantitativement déterminés de particules matérielles distinguables, ceci afin de les rendre évidents et incontestables». Il est spécifié un peu plus loin que les particules matérielles en question sont les neurones.
FREUD pointe une difficulté dans la compréhension du fonctionnement du système nerveux : pour maintenir une réceptivité équivalente aux diverses perceptions, le système nerveux doit se trouver dans une configuration constante ; par contre, le fait de garder en mémoire les excitations auxquelles il a été soumis doit se traduire par une modification durable à son niveau. Le dépassement de cette contradiction conduit FREUD à différencier deux systèmes : le premier qu’il nomme le système φ se rapporte aux perceptions ; le second, le système ψ est dédié à la mémoire. Les neurones φ sont perméables, n’offrent pas de résistance au flux énergétique qu’ils transmettent en intégralité, se retrouvent donc inchangés après avoir été soumis à une excitation et de ce fait conservent dans le temps la même disposition pour réagir à de nouvelles excitations. A l’inverse, les neurones ψ offrent une résistance au flux énergétique et se trouvent modifiés après son passage : il y a à leur niveau la possibilité d’inscription d’une trace, ce que FREUD désigne du terme de frayage. Se surajoute aux systèmes φ et ψ le système ω, qui est le lieu de la conscience. Nul besoin d’insister sur l’importance de la mémoire, des traces mnésiques dans la théorie psychanalytique ; le rapprochement entre l’hypothèse du frayage chez FREUD et les phénomènes de plasticité cérébrale tels qu’ils sont décrits de nos jours semble également aller de soi.
La poursuite de cette brève évocation de l’Esquisse, me conduit à vous proposer une forme d’inventaire des différents notions psychanalytiques qui s’y retrouvent, de façon plus ou moins explicite, la liste n’en étant pas forcément exhaustive :
• la première topique : c’est dans L’interprétation des rêves que FREUD en donnera une forme définitive en reprenant pour une très large part les développements de l’Esquisse.
• on reconnaît les premières notions rattachées au moi, ultérieurement développées dans la seconde topique, un moi défini comme instance à l’interface d’une réalité interne et d’une réalité externe, qui régule les flux d’énergie selon le principe de plaisir/déplaisir, mais avec la prise en compte de la réalité externe.
• on retrouve encore les classiques oppositions entre principe de plaisir et principe de réalité, processus primaire et processus secondaire…
• la relation à l’objet primaire se trouve modélisée dans l’expérience de satisfaction.
• concernant le clivage entre bon et mauvais objet, FREUD parle d’une personne secourable dans le paragraphe sur l’Epreuve de satisfaction et de l’objet hostile dans le paragraphe qui suit immédiatement, traitant de l’Epreuve de douleur. Il est possible de reconnaître dans ces figures les précurseurs des bons et mauvais objets kleiniens ou de la mère suffisamment bonne de Winnicott…
• la théorie de la pulsion : tous les ingrédients en jeu dans la pulsion sont déjà en place dans l’expérience de satisfaction telle qu’elle nous est décrite dans l’Esquisse ; Lacan s’appuiera sur cette même expérience pour poser l’articulation entre le besoin, la demande et le désir
• la théorie du rêve : le rêve comme accomplissement d’un désir, par un réinvestissement hallucinatoire des traces mnésiques liées à l’expérience de satisfaction…
Et ceci en s’en tenant à la seule première partie de l’Esquisse qui en comporte trois, la seconde étant consacrée à la psychopathologie qui renvoie bien évidemment aux Etudes sur l’hystérie et autres articles rassemblés dans Névrose, psychose et perversion, la troisième traitant des processus ψ normaux.

Même pas en rêve
«La scène où le rêve se meut est peut-être bien autre que celle de la vie éveillée (…) L’idée qui nous est ainsi offerte est celle d’un lieu psychique (…) essayons seulement de nous représenter l’instrument qui sert aux productions psychiques comme une sorte de microscope compliqué, d’appareil photographique, etc. Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil où se forme l’image». Nulle autre citation que celle-ci, tirée du chapitre VII de L’interprétation des rêves ne saurait mieux introduire le point de vue topique de la métapsychologie freudienne.


La représentation graphique que donne FREUD des trois instances, Inconscient – Préconscient – Conscient et les textes qui l’accompagnent montrent suffisamment qu’il reprend très largement les hypothèses de L’Esquisse d’une Psychologie scientifique avec les systèmes φ, ψ et ω, en proposant une formalisation plus poussée au travers de trois schémas :
Le premier schéma pose le principe d’une orientation du fonctionnement général de l’appareil psychique, de la perception vers la motricité «Le processus psychique va en général de l’extrémité perceptive à l’extrémité motrice» ; dans le rêve, ce processus s’inverse avec le blocage de l’accès à la motricité et un réinvestissement du pôle perceptif. Le second schéma reprend l’opposition entre systèmes φ, ψ : «Nous supposerons qu’un système externe (superficiel) de l’appareil reçoit les stimuli perceptifs, mais n’en retient rien n’a donc pas de mémoire et que derrière ce système il s’en trouve un autre, qui transforme l’excitation momentanée du premier en traces durables». Le troisième schéma pose la question de l’accès à la conscience des contenus psychiques, ce qui correspond au système ω, : «Nous appellerons préconscient le dernier des systèmes à l’extrémité motrice, pour indiquer que de là les phénomènes d’excitation peuvent parvenir à la conscience sans autre délai (…) Nous donnerons le nom d’inconscient au système placé plus en arrière : il ne saurait accéder à la conscience si ce n’est en passant par le préconscient, et durant ce passage, le processus d’excitation devra se plier à certaines modifications».

Un peu plus loin et afin d’asseoir son point de vue topique, Freud reprend ce qu’il a déjà exposé dans L’esquisse d’une psychologie scientifique sur le fonctionnement de l’appareil psychique au travers de l’expérience de satisfaction. Il se place dans une perspective résolument évolutionniste qui s’accorde bien avec les théories actuelles sur le «darwinisme neuronal» : «Cet appareil n’a pu atteindre sa perfection actuelle qu’au bout d’un long développement… » ; citation à mettre en regard de ce qu’écrit EDELMAN dans son livre Plus vaste que le ciel : «Un principe simple régit la façon dont fonctionne le cerveau : il a évolué, c’est à dire qu’il n’a pas été conçu».
Pour résumer brièvement cette expérience de satisfaction, disons qu’une excitation grandissante est perçue par le nourrisson liée à la sensation de faim. Du fait de l’état de détresse et d’impuissance dans lequel il se trouve, de par l’immaturité de son système nerveux, il est dans l’incapacité de satisfaire par lui-même ce besoin. Il va alors tenter de se libérer de l’état d’excitation par une agitation motrice, par des cris… Cette activité motrice en elle-même n’est pas en mesure de procurer un apaisement, mais elle va avoir pour effet d’alerter une personne extérieure qui elle, par une action appropriée, soit l’apport de nourriture, va être en capacité de répondre aux besoins de l’enfant et de faire cesser l’état de déplaisir auquel il était soumis.
Le nourrisson va conserver de cette expérience, par le mécanisme de frayage, des traces mnésiques qui associent la sensation de tension liée à la faim, la réponse motrice que cette tension entraîne et la satisfaction du besoin par l’intervention adéquate d’un objet extérieur. Lorsque, ultérieurement, la sensation de faim va resurgir, il y aura une réactivation de ces traces mnésiques aboutissant dans un premier temps à une satisfaction du besoin sur un mode hallucinatoire, par un réinvestissement de l’image de l’objet qui avait été source de plaisir : cette hallucination primaire correspond à l’émergence des toutes premières représentations mentales de l’enfant. Mais cette satisfaction sur un mode hallucinatoire ne peut apaiser la tension ressentie ; la réactivation des traces mnésiques est insuffisante à compenser l’absence de l’objet.
Le nourrisson va de ce fait être conduit à investir la réalité extérieure, dans la mesure où seul un objet externe est susceptible de satisfaire ses besoins vitaux. A partir de là, les cris et l’agitation motrice qui initialement ne résultaient que d’une action réflexe vont petit à petit s’inscrire dans un processus de communication et prendre valeur d’une demande adressée à l’autre. La rencontre première avec l’objet, source de satisfaction, va être constitutive du désir ; elle guidera tout au long de la vie la recherche de l’objet satisfaisant.
*
* *
Comme j’avais pu vous l’indiquer en préambule, c’est encore et toujours à la question des orignes à laquelle nous sommes ramenés : la naissance de la vie psychique chez le jeune enfant qui renvoie de façon explicite chez FREUD à l’aube de l’humanisation dans le processus de l’évolution, l’avènement de la psychanalyse…
Sur ce dernier point, il serait très réducteur de considérer les textes initiaux de FREUD d’inspiration neurologique comme de simples balbutiements d’une théorie qui peine à trouver ses propres marques… J’ai tenté de rappeler à quel point les concepts et modéles qui y sont exposés vont alimenter la réflexion métapsychologique tout au long de l’œuvre freudienne : il suffit pour s’en convaincre de parcourir des textes plus tardifs tels que Formulation sur les deux principes du fonctionnement psychique (1911), La (dé-) négation (1925), L’abrégé de psychanalyse (1938)… L’abandon par FREUD de son Esquisse d’une psychologique scientifique tient sûrement à des facteurs multiples sur lesquels nous ne pouvons nous étendre, peut-être à la difficulté à opérer une synthèse satisfaisante des différentes hypothèses qui y sont développées. Mais, cela n’enlève rien à la richesse des fragments ainsi présentés… L’Esquisse constitue un véritable vivier conceptuel dans lequel FREUD viendra puiser tout au long de sa vie pour la construction de l’ensemble de sa métapsychologie.
Bien évidemment, je ne prétends pas que les concepts et les modèles issus de la neurologie demeurent inchangés quand ils sont repris dans le registre psychologique ni qu’il existe une continuité entre ces deux domaines. Mais j’imagine que ce passage de l’un à l’autre, s’il entraîne une rupture, préserve cependant une sorte d’affinité, des possibilités d’articulation, de résonance d’un champ à l’autre… Les prodigieuses avancées scientifiques dans le domaine de la neurologie au cours des dernières années avec en particulier les découvertes sur la plasticité cérébrale ou le phénomène des neurones miroirs viennent d’une certaine manière réinterroger le rapport entre fait psychique et fait biologique. De façon générale, loin de les invalider, les données actuelles des neurosciences me semblent au contraire donner une certaine consistance aux hypothèses premières de FREUD.

Aucun commentaire: